Premier jour de festival pour Skwyrell et moi-même. On coupe l'enregistreur en plein milieu de l'interview de Lofofora pour laisser place à un direct de France 3 et on en profite pour aller poser quelques questions à Stéphane Marchand, leader de Big Mama et big boss du label Supersonic.
Skwyrell : Pouvez-vous nous parler de l'actualité de Big Mama ? Les nouvelles se font rares depuis la fin 2004 …
Stéphane Marchand : En décembre dernier on a eu la chance de faire une tournée en Tchéquie et en Slovaquie en première partie d'un groupe local qui s'appelle Polemik qui joue du ska traditionnel. On a fini l'année là-bas, c'était génial. On a joué à Prague, Bratislava devant 500 – 1000 personnes. Depuis le début de l'année on joue moins régulièrement car on prépare un nouvel album. On a enregistré 4 titres en avril, 4 autres en juin et là on fini en septembre avec 4 titres encore. L'album sortira fin octobre.
S : Peux-tu nous parler de l'album, de ses sonorités, y a-t-il un changement ?
SM : Le disque sera plus rock car il y a deux guitares. Sébastien qui était arrivé sur la fin de l'enregistrement de l'album précédent a pu s'imposer. On a fait le choix d'aller au studio Black box où tous les appareils sont analogiques pour avoir un son plus rentre dedans, roots. On a joué live, c'est-à-dire tous ensemble en évitant d'avoir à utiliser des technologies comme Protools pour avoir une esthétique rock. C'est aussi un studio qui regorge de vieux matériel vintage ou des années 60, on a donc utilisé ces instruments très typés. On a cherché une unité dans le son même certains morceaux sont plus ska ou funk que d'autres.
Cap'tain Planet : Vous dites revenir à une teinte très roots. Est-ce que vous allez vous focaliser sur une thématique populaire ?
SM : La plus grosse différence par rapport aux albums d'avant c'est qu'il y a moins de textes potaches ou sarcastiques. On a plus vingt ans. Ce sont des thèmes plus personnels, parfois plus citoyens. Il y a des textes vraiment engagés mais ils sont un peu différents d'autres groupes. Ils ne s'appliquent pas à une « recette ». Souvent dans la panoplie du groupe alternatif tu as une thématique précise : les flics, la société, etc… mais ces groupes ne creusent pas assez le fond de leur pensée ce qui abouti à quelque chose de complètement démago. Il faut se poser des vraies questions de fond.
Pour te donner un exemple de nos textes, on en a un qui parle des gens qui suivent comme des moutons les personnes accusées d'avoir tort en disant que ce n'est pas la route à suivre. Le refrain dit « Combien de temps encore à suivre ceux qui ont tort ». J'essaye d'écrire d'une manière personnelle. Je ne pense pas qu'une chanson pourra changer quelque chose de toutes façons. D'autant plus que le public auquel tu t'adresses est, a priori, déjà convaincu.
C : C'est prêcher dans le désert ?
SM : Non, c'est s'exprimer, c'est donner la parole à des personnes qui n'en ont pas la possibilité. La chanson populaire sert à passer le relais, ça peut motiver des jeunes à monter leur groupe, etc… Ca permet de véhiculer des idées et des réflexions.
S : Que s'est-il passé depuis la disparition de Tripsichord ? En quoi cela vous a-t-il affecté, que cela impliquait-il pour Big Mama Records ?
SM : Moins 150 000 F pour être très précis. (rires). Ils n'ont jamais été payés. Pour Big Mama en tant que groupe, c'est 2 ans de royalties qui n'ont pas été payés. Pour moi qui y travaillait et qui avait monté le label Small Axe, ça c'est complètement cassé la gueule alors que c'était un truc qui marchait bien. Ca m'a permis de comprendre des choses. On a beaucoup communiqué sur le côté « indépendant » du label alors que force est de constater qu'il ne l'était pas : la perte de Trypsichord a entraîné la chute de Small Axe. Sans distributeur, Small Axe n'était plus viable. Tout ce qu'on avait monté : 55 références, 24 groupes, …. Tout est tombé.
S : Est-ce que vous repartez sur quelque chose de nouveau ?
SM : Personnellement, j'ai eu la chance dès le lendemain de pouvoir remonter un label (Supersonic) avec plus ou moins la même équipe que Small Axe en s'associant à un label electro qui s'appelle WBE. On a tout repris depuis le début sauf que cette fois-ci nous ne sommes plus un label interne à un distributeur. Le distributeur, Discograph, est extérieur. Quelques groupes nous ont suivis. Ca a été dur car les groupes plantés par Trypsichord étaient méfiants. C'est normal, car même si notre travail n'avait rien à voir dans le naufrage de Trypsichord, nous étions quand même des employés de cette boite. Heureusement, certains nous ont suivis : Zenzile, Improvisators Dub, etc… On a pas mal d'actualité avec de nombreuses sorties : Mardi Gras, un best of de Raoul Petite, on a remis en bac pas mal de cd sortis chez Trypsichord, etc … {multithumb thumb_width=500 thumb_height=350}
S : Pour faire un parallèle avec le label Yelen qui a disparu la même semaine que Trypsichord, penses-tu que des structures indépendantes sont menacées, ou au contraire amenées à prendre du poids dans un futur proche ?
SM : Je vais faire une énorme mise au point. Yelen n'a jamais été un label indépendant. Des gens assez intelligents ont monté un label interne avec des moyens énormes et l'ont présenté comme un label indépendant sans jamais dire que ce n'est qu'un sous label de Sony. Ce n'est pas un jugement contre les employés ou les groupes de ce label mais lorsque je recevais la mailing list de Yelen avec leur slogan « Trop de chefs, pas assez d'indiens », c'est, pour moi, le cynisme absolu. Carrefour ne ferait pas pire. C'est surfer sur une « vague de jeunes » qui se rebellent contre une forme de capitalisme en en faisant intégralement partie. Ca n'empêche pas qu'ils ont fait du beau boulot et que les groupes qu'ils ont signés sont talentueux. Après, rien que leur budget « courrier » aurait permis à Small Axe de produire 10 albums.
Patricia, la directrice de Yelen, a dû être surveillée pendant tant que son affaire n'était pas rentable pour Sony et lorsque Tryo a été signé on lui a fait confiance. Ensuite il y a dû y avoir un calcul de fait montrant qu'hormis Tryo rien n'était rentable et on l'a viré. C'est aussi simple que ça mais en même temps on ne peut pas demander à une multinationale de fonctionner autrement. Ca serait de la naïveté. Ce ne sont pas les succès d'estime des artistes qui intéressent Sony, ce sont les bénéfices.
Trypsichord c'est différent. C'est une économie précaire. Il suffit qu'il y ait une baisse des ventes à cause du gravage, du téléchargement ou je ne sais quoi d'autre et on atteint rapidement -50% de ventes. Ensuite on n'a plus de financement possible et ça s'arrête.
C : Entre activisme et composition, vous avez eu un parcours riche. Quel regard portez-vous sur votre parcours passé ?
SM : Je vais parler juste pour moi. Sur cinq ans, une certaine naïveté s'est écroulée. Tous les groupes ne sont pas amis. Par rapport à une idée naïve que j'avais, je pensais qu'à partir du moment où on faisait de la musique alors on était tous potes. C'est un constat un peu dur mais la réalité c'est que les groupes veulent cartonner, eux mais pas les autres. Je voyais plutôt un principe de synergie entre les groupes lorsque je suis rentré dans le milieu musical, je ne pensais pas à de la concurrence. Il y a énormément d'opportunistes et de carriéristes dans le milieu musical que ce soit au niveau des groupes que des labels.
C'est un travail agréable d'être musicien car même si tu es dans une certaine précarité financière, tu ne l'es pas plus qu'un intérimaire. La seule différence c'est qu'il existe une reconnaissance envers l'artiste : on achète tes disques, on t'applaudi, etc… alors que quand tu bosses à l'usine, tu dois la fermer et on ne te demande pas ton avis.
C : En ce moment on mène un débat sur notre forum et ça dit cela : que représente l'artiste en 2005 ?
SM : Je ne sais pas trop ce qu'est un artiste à l'heure actuelle avec la téléréalité. Pour les jeunes, c'est un gars complètement inconnu qui n'a pas vraiment de talent d'écriture, de composition ou d'interprétation mais qui finalement est le plus opportuniste. C'est celui qui va écraser les autres en direct. En dehors du manque de qualité artistique de ces gens là, même si certains peuvent être de bons interprètes, ce qu'on montre c'est surtout l'exemple cynique de la société libérale. C'est qu'il faut « niquer » les autres et puis à la fin de l'émission on sert la main du vaincu en lui disant « désolé ».
Ma vision de l'artiste est différente. Pour moi, c'est un travail d'artisan. T'essaye pleins de choses et au bout de 15 ans tu arrives à exprimer quelque chose. Le problème c'est qu'il faut être rentable tout de suite à l'heure actuelle, on ne te laisse pas le temps de mûrir. Des gens comme Brel, Brassens ou Gainsbourg qui ont mis vingt ans à arriver à maturité n'auraient plus leur place aujourd'hui car on leur dirait « Ecoute coco, ton premier single n'a pas marché, tu dégages ! ». L'artiste est devenu un produit. C'est là que le débat sur l'intermittence devient compliqué. Financer à perte la culture est peut-être un moyen de faire émerger des talents. Le bon artiste en 2005, c'est un artiste rentable.
J'ai l'impression que le but final quand on veut faire de la musique s'est déplacé. Avant c'était pour exprimer quelque chose, alors que maintenant la première question que te pose les groupes plus jeunes c'est « Est-ce que vous êtes intermittents ? ». L'intermittence te permet de ne pas avoir à aller bosser à côté de ton activité d'artiste pour pouvoir vivre mais ce n'est pas une nécessité, au départ quand tu montes un groupe tu t'en fous, ce n'est pas le but. Et pourtant maintenant j'ai l'impression que tout le monde veut être intermittent avant d'être artiste.
Pour moi, être artiste c'est vouloir s'exprimer. C'est exprimer quelque chose de vital. Ca peut-être une forme de résistance ou non mais c'est une expression personnelle. C'est peut-être une vision utopiste mais pour moi l'artiste c'est quelqu'un qui est obligé d'exprimer quelque chose qu'il a en lui sinon il se tire une balle. Après ça prend des formes diverses : certains font du rock ultra bourrin, très violent et d'autres des choses calmes et colorées. Pour moi l'artiste ce n'est pas celui qui va surfer sur une vague et changer de style parce que son truc ne marche plus.
L'artiste c'est aussi un relais. Il exprime une vision du monde qui est semblable à celle d'autres personnes qui n'osent pas prendre la parole.
C : Justement, le deuxième débat en ce moment pose cette question : jusqu'où peut aller l'engagement politique de l'artiste ? Est-ce que l'artiste peut dépasser son statut social pour devenir homme politique ?
SM : Y a rien qui serait incompatible mais je pense que les motivations de l'artiste et de l'homme politique ne sont pas les mêmes. Je ne vois pas une personne capable de jouer ces deux rôles. Certains font des choix politiques comme les Têtes Raides avec « L'avis de K.O. social » ou Noir Désir. Il y a peu de monde capable de faire ça ou alors c'est relativement démago. Je ne veux pas citer de noms mais certains pourraient se mouiller un peu plus. Je me rappelle de Valérie Lagrange qui avait fait un discours super pour les Victoires de la musique mais la plupart pensent d'abord à leur carrière d'une manière égocentrique. En même temps, ils n'ont peut-être pas les bonnes armes en main. Je pense que les seules personnes capables de quelque chose sont les stars internationales comme Bob Marley à une époque ou même Bono de U2. Dans l'absolu ce n'est pas à l'artiste de faire le boulot de l'homme politique.
C : La question finale, complètement stupide : préférerais-tu que les jeunes filles du premier rang pleurent ou s'évanouissent en te voyant ?
SM : Je préfèrerais qu'elle se déshabillent ! (rires).
Un grand merci à Stéphane Marchand et coucou à Claire Baril du label supersonic !