Rares sont les groupes à faire preuve d’une telle évolution au cours d’une carrière. Enslaved a su prendre des risques et voir plus loin que les barrières de leur genre de prédilection, muant d’un black metal purement typé norvégien vers des terrains hybrides et alambiqués, le groupe signant avec Ruun et Isa deux albums indispensables. Si l’esprit d’origine reste définitivement ancré dans la musique du quintet, le groupe a su se ré-inventer avec brio, rappelant dans sa démarche les tribulations sonores menées par Opeth. Dernier stade en date de l’évolution, Vertebrae s’impose aujourd’hui comme une copie aussi aventureuse que ses prédécesseurs. Si les symptômes de la mutation ne résonnent plus vraiment comme une surprise, la qualité ne fait une nouvelle fois pas défaut à l’opus.
Ruun avant marqué un tournant décisif. Avec Vertebrae, les cinq musiciens s’engouffrent encore un peu plus dans la brèche de l’inconnu musical, posant sur bandes huit compositions aux divagations oscillant entre metal et rock progressif. Si Enslaved conserve bien sa patte, ses expérimentations ne témoignent désormais que de peu de connivences avec le milieu extrême, la formation imposant une vision du rock totalement novatrice et personnelle. Le déluge de guitares des premières heures à fait place à des étendues fortement marquées par les années 70, bien qu’Enslaved utilise toujours dans ses constructions la saturation en mètre étalon. Mais les musiciens utilisent la composante avec une infinie subtilité, alternant les ambiances plombées de riffs enivrants (l’introduction de l’excellent « Clouds », la puissance écrasante de « New Dawn ») à des incartades nettement plus éthérées, voire même virevoltantes lorsque Ivar Bjornson se laisse divaguer le temps d’une étonnante échappée solo marquée de l’influence du grand Pink Floyd (le break hallucinatoire de « Ground »). Souvent allongées au delà du calibrage habituel, les ossatures évoquent de façon lointaine le black metal, en effleurent tout juste l’esprit afin d’en retranscrire en partie la violence, s’éloignant quelques secondes plus tard vers des horizons sombrement poétiques sur lesquels le clavier impose une présence mélancolique. Vertebrae est un disque alambiqué, difficile à saisir aux premières écoutes, un voyage sensoriel en apesanteur entre deux mondes. Enslaved impose sa vision, faisant preuve d’une exigence et d’une véritable maîtrise des orchestrations, laissant miroiter la clarté aux encornures d’un univers terrifiant de noirceur (« Reflection », « The Watcher », « To The Coasts »).
La rythmique imposée par Cato Bekkevold joue dans cette omniprésente schizophrénie un rôle prédominant, le musicien étant amené à varier entre présence discrète et brusque décharge appuyée lorsque l’ambiance vient à se teindre brusquement dans les tons les plus ténébreux. Un rôle dont Bekkevold s’acquitte avec brio, en particulier lors des escapades les plus appuyées, ce dernier usant d’une frappe marquée et salvatrice, sans jamais sombrer dans l’inutile démonstration de force (« Clouds », « Vertebrae »). Enslaved use des variations d’ambiances afin d’illustrer vocalement ses terrains instrumentaux, laissant désormais une place grandissante à un chant clair frôlant les confins du sublime. Assuré par le claviériste Herbrand Larsen, ce dernier s’envole dans les limbes et décuple la tristesse de Vertebrae. Une dimension décharnée qui développe un fort potentiel émotionnel du fait de son couplage aux vocaux agressifs de Grutle Kjellson, dernière véritable empreinte black dont témoigne Vertebrae. L’alternance entre ses incantations aux sonorités quasi-blasphématoires et les envolées doucereuses de Larsen fait preuve d’une redoutable cohérence (« Center », la fantastique outro de « Ground »), renforçant encore d’avantage l’aisance d’Enslaved à jouer des univers et des genres.
Vertebrae est une œuvre unique en son genre. Le témoignage d’une formation qui tend à prouver une nouvelle fois que la musique ne s’impose pas de barrières restrictives. Une véritable pièce d’orfèvrerie. Immanquable.
.: Tracklist :.
01. Clouds
02. To the Coast
03. Ground
04. Vertebrae
05. New Dawn
06. Relections
07. Center
08. The Watcher